Nos Articles

Repères : Le « grand Six-Fours » et ses cadastres antiques

Préambule

En analysant les images et photographies aériennes, les cartes et en vérifiant les données sur le terrain, les historiens peuvent identifier les traces fossilisées depuis des millénaires des cadastres antiques : limites de parcelles, tronçons de voies, levées de terre, murets de pierres, drains… qui ont survécu durant environ deux millénaires.

Plusieurs ouvrages d’auteurs romains comme Hyginus Gromaticus et quelques vestiges des cartes  cadastrales romaines (« formae »)comme ceux trouvés à Orange permettent aussi d’affiner nos connaissances sur ce sujet.

Cadastres romains : Principes généraux

Dans l’Antiquité, dès le Ille siècle, les « agrimensores » établissent au rythme de la conquête romaine des cadastres dans tout le bassin méditerranéen. La division du terrain s’effectue par des lignes parallèles et équidistantes entre elles, pour former un réseau orthogonal de  « centuries »,  parcelles généralement carrées de 710m de côté (ou 20 actus) et de 50 ha de superficie. En principe, le cadastre romain est orienté sur deux axes : le « ‘décumanus » (axe est-ouest) et le « cardo » (nord-sud), mais les exceptions sont  nombreuses.
Le système cadastral est d’abord un découpage administratif et fiscal permettant la fixation de l’impôt foncier (tributum soli).
Les centuries sont subdivisées en lots aux limites parallèles à celle des centuries. En théorie une centaines de « heredia » regroupant chacune deux parcelles permettant l’alternance des cultures et des jachères (assolement biennal).
Ces lots sont distribués aux vétérans démobilisés, mais peuvent être aussi « rendus »aux indigènes, ce qui facilite leur intégration au monde romain.
La cadastration stabilise ainsi la forme des champs, routes et réseau des chemins ruraux, points de repère utilisés bien des siècles après sa disparition (limites administratives, par exemple). Enfin, la survivance toponymique du vocabulaire spécifique de la mise en place et du fonctionnement de la cadastration, permet parfois de déceler ou de mieux cerner une éventuelle occupation antique.

Illustrations A.Peretti

Comme nous l’avons schématisé sur ces deux illustrations, l’établissement d’un cadastre remodèle le paysage. Le parcellaire est conçu pour les cultures dans la plaine ou sur les plateaux. Les hauteurs restent réservées à l’élevage.

Deux cadastres romains pour le « grand Six-Fours »

Rome a donc géré Six-Fours en y installant notamment des cadastres, mais leur établissement  dépasse un simple aspect économique. La cadastration est l’expression même d’un impérialisme qui conçoit l’espace comme un ensemble unifié et organisé pour la plus grande splendeur de Rome, un espace rationnel, imposable, où Rome peut comptabiliser ses ressources en hommes et en biens ; un espace, enfin, social et religieux, où Rome impose sa civilisation, ses dieux, ses rites agraires et ses croyances mais aussi propose aux vaincus une intégration réelle…
Dès le Ier siècle après J.C. l’élite indigène accède progressivement à la citoyenneté romaine… En 212 ap J.C., tous les hommes libres deviennent citoyens romains.

De cette « civilisation » qui, à Six-Fours, comme ailleurs en Méditerranée, s’est imposée pendant des siècles, nos futures recherches tenteront de « cerner »  l’évolution, et ce qui a pu en subsister aux siècles postérieurs.

En ce qui concerne le grand Six-Fours, nous avons pu relever les traces de deux cadastres (voir ci-dessous) installés à moins de 50 m d’altitude.

Illustrations Cahiers du Patrimoine Ouest Varois n°4 Six-Fours . Editions Foyer Pierre Singal Sanary.

Nos deux cadastres s’intègrent dans deux ensembles cadastraux mis en place en Provence par Rome  :

  • Cadastre A: Ier siècle av. J.-C./Ie siècle ap. J.-C. Orientation N-25°-Est.
  • Cadastre. Toulon B : Ier et IIe siècle ap. J.-C. Orientation  N-1° 45′ Est.

Le premier pourrait s’être mis en place au lendemain de la défaite de Massalia (49 av J.C.), Rome récupérant la zone littorale jusqu’alors sous tutelle massaliotte. On trouve d’ailleurs dans cette zone des céramiques du milieu 1°siècle av J.C. au début du 1° siècle ap J.C.
Le deuxième cadastre s’intègre dans la cadastration mise en place dans les territoires qui couvrent la région de Toulon (Tello Martius) et s’étendent jusqu’à Hyères, territoires dépendant de la colonie d’Arles. Nous sommes à l’époque de la mise en valeur de la Narbonnaise sous Auguste, Tibère et Claude (I°siècle ap J.C.), une époque où il y eut aussi plusieurs vagues de démobilisations massives ( la moitié des effectifs sous Auguste).

Ces deux cadastres s’imbriquent, couvrant la plus grande partie des terres cultivables.
Exemple ci-dessous pour la région de La Seyne :

Illustration Cahier du Patrimoine de l’Ouest Varois n°14.

Les cadastres, la population et l’économie

L’estimation de la population dans les zones cadastrées est malaisée. La distribution des terres n’était pas égalitaire. Les vétérans, par exemple, recevaient des terres en fonction de leur grade et de façon très variable suivant les cadastres et  on ignore très souvent les modalités d’attribution (de restitution) aux populations locales. Sans compter les « villae », grands domaines agricoles qui s’intégraient dans ces cadastres.
La répartition de la population varie aussi en fonction des activités agricoles : l’exploitation d’une vigne, d’un champ de blé ou d’une oliveraie ne nécessite pas le même nombre de personnes —Caton l’estime à 13 pour une oliveraie de 60 ha (un travailleur pour 4,6 ha) et à 16 pour un vignoble de 25 ha (un travailleur pour 1,55 ha) ; Varron propose un travailleur pour 2 hectares, sans préciser réellement la nature du terrain cultivé. 

Autre inconnue : le nombre de personnes affectées à l’élevage, en particulier sur les pentes des collines.

Quant aux artisans, leur nombre ne devait pas être négligeable, car leur présence était considérée comme un facteur de réussite de toute exploitation : « (…) Il faut absolument avoir sur son domaine des forgerons, des charpentiers, des fabricants de jarres et de cuves, pour que le besoin de se rendre à la ville n’oblige pas les paysans à quitter leur travail normal. » (Palladius, Traité d’agriculture, 1.1, VI-3). La famille : une hypothèse de travail raisonnable l’estime à un noyau de quatre personnes pour un travailleur ;  pour la nourriture de cette population, Michel Gras nous livre une séduisante simulation : il estime qu’il fallait un rendement minimum de 10 hectolitres de céréales à l’hectare pour obtenir les 6,6 hl nécessaires à chaque habitant (3 hl pour la nourriture la première année, 3 hl pour l’année de jachère, 0,6 hl pour la semence).
En tenant compte de tous ces préalables, et de l’étendue estimée des deux cadastrations républicaine et impériale, on peut proposer l’hypothèse (à affiner) de 2000 à 3000 habitants.

Recherches en cours

Cadastres et orientation solaire

L’existence de nos deux cadastres antiques de Six-Fours soulève la question non négligeable de leur orientation. Pour quels motifs, en effet, a-t-on retenu une orientation de 25°N-E ou de 1° 45’N-Est pour leur création, et pas une autre ? Sur quels critères reposait donc ce choix ?
Si l’on en croit l’arpenteur Hygin : « (…) les limites ne sont pas établies sans tenir compte du système du monde, puisque les « decumani » sont orientés selon la course du soleil, les « kardines » d’après l’axe du pôle ; (d’où il ressort) que cette façon d’arpenter a été créée à partir de la science étrusque. »
Les Romains, semble-t-il, orientaient les cadastrations d’après la direction du soleil levant qui varie selon la date. Peut-être choisissait-on pour la fondation d’un cadastre cette orientation le jour de l’avènement ou de la naissance de son fondateur, ou bien un jour de fête consacré à une divinité. Mais cette théorie est remise en cause par certains chercheurs et toutes les cadastrations ne relèvent pas de ce procédé. De surcroît, le calendrier officiel romain, fixé parfois arbitrairement par les pontifes, ne concordait pas toujours, loin de là, avec les réalités astronomiques. Nous n’avons pas trouvé, pour l’instant, de fondateurs ou fêtes (acceptables) correspondant à l’orientation du cadastre A  25°N.Est.

Par contre Le cadastre B 1°45′ N.Est permet une hypothèse solide : son orientation solaire correspond au 15 mars, or le 15 mars est le début de l’année romaine, ses festivités, et la fête de la déesse Anna Perenna — un jour bien choisi pour la création d’un cadastre !

Monnaie romaine à l’effigie de Anna Perenna

Un troisième cadastre antique à Six Fours

Son orientation : N-16°30’Est,  est singulière … Sans doute pourrait-il être un cadastre grec établi au moment ou Massalia dominait une étroite bande de terres le long du littoral : une hypothèse solide, mais qui reste à confirmer.

Comparaison avec trois cadastres corses

Pour nos recherches, nous avons comparé nos 3 cadastres avec les 3 cadastres de la plaine orientale de la Corse. Leur datation, leur  orientation concordent en grande partie avec les nôtres (tableau ci-contre).

En ce qui concerne notre cadastre 16°30″, la recherche  (R.Charre, J.Jehasse, A. Peretti) a localisé en Corse un cadastre sans doute grec à l’origine, avec la même orientation et la même datation que le nôtre.


Auteur de cet article : Antoine Peretti avec la collaboration de Henri Ribot ;
Mise en ligne : Gérard Valentin